Les péniches du Chao Phraya
Depuis des siècles le Chao Phraya est un axe unique pour le commerce. Mais les jonques ont depuis longtemps disparu et ont laissé place à des convois de barges d’une longueur exceptionnelle.
Des berges on assiste quotidiennement à une manifestation assez singulière de petits remorqueurs. Ils tractent chacun des barges de plus de 20 mètres de long. Cette procession avoisinant les 100 mètres est sans aucun doute une des grandes particularités du Chao Phraya que les voyageurs remarquent très rapidement.
Une longue procession faisant partie du paysage
Si l’image fait penser à un David forçant 3 ou 4 Goliath à remonter ou à descendre le fleuve royal, dans les faits, nous sommes loin d’une quelconque confrontation. En effet, il s’agit plus dans un travail à l’unisson se battant contre des courants fluviaux capricieux. Cette longue procession est en fait un assemblage relié uniquement par des bouts de 15 cm de diamètre. Les nœuds qui les enserrent sont la preuve d’un savoir-faire unique de deux parties, de deux métiers bien distincts mais totalement complémentaires.
D’un côté les barges. On pourrait penser à des péniches, mais dans la hiérarchie du transport fluvial et de la batellerie, l’absence d’un vrai moteur les classe dans la catégorie des bateaux passifs à fond plat, celui des barges. Toutes sont identiques afin d’obéir aux nécessités techniques de la navigation sur le Chao Phraya.
Effleurant l’eau quand elles sont chargées, beaucoup se demandent comment elles ne coulent pas. Une fois vidées, ces barges révèlent de fait un tirant d’eau peu commun. Avoisinant les 4 mètres au-dessus du niveau de l’eau, elles peuvent chacune contenir entre 6000 et 7000 tonnes de marchandises ou de matières premières.
Toutes appartiennent à des entreprises spécialisées dans la production ou la revente de matières premières : sable, terre, métaux, etc. Leur configuration est assez simple puisque la grande majorité de la place est consacrée au stockage. Seul un espace assez restreint est laissé à l’habitation. Grâce à la profondeur de calaison, elles peuvent passer du fleuve à la mer, ou du moins à la sortie du delta du Chao Phraya sans encombre.
370 chevaux sur le fleuve
Pour les tirer, un petit bateau proche en de nombreux points des bateaux de lamanage. Ces petites embarcations viennent chercher les amarres des porte-conteneurs afin de les mener à terre. L’engin n’est pas gros en soi mais d’une puissance redoutable avec ses 370 chevaux. Il arrive à tracter 4 barges sans grande difficulté quand les conditions sont réunies. A leur tête un capitaine ou un serang. Le terme est d’origine sanskrite, Sarang (สหรั่ง) qui désignait un capitaine indigène d’un équipage de marins dans les Indes orientales pendant la période coloniale anglaise.
Afin d’arriver à bon port, le remorqueur possède une cuve de 1000 litres de diesel. Une telle quantité s’explique surtout en raison de la durée des trajets, faire le plein en plein remorquage est impossible. A 3 milles de l’heure, les kilomètres défilent lentement. Comme nous le confie le capitaine Sompong Chanthe, il y a surtout 3 destinations pour charger et décharger : « Les déplacements des convois ne peuvent se faire que sur des parties de fleuve suffisamment droites, peu sinueuses et avec suffisamment de profondeur. Les manœuvres sont limitées et demandent beaucoup d’anticipation. La profondeur du fleuve est aussi la chose primordiale à prendre en compte. Il y a beaucoup de haut-fonds. Du coup, seules deux destinations en amont de Bangkok remplissent totalement ces conditions Ayutthaya et Pathum Thani ».
Des ports et des rituels
De Bangkok, pour atteindre le port principal d’Ayutthaya, il faut naviguer pendant 2 à 3 jours. Tout cela dépend, évidemment, des conditions climatiques et du poids de la marchandise. Pour Pathum Thani, un jour suffit. De fait les entreprises sont donc localisées entre ces 3 villes. Toutes sont spécialisées dans des matériaux précis.
L’autre destination est située à la sortie de l’estuaire du Chao Phraya, à l’entrée du Golf de Siam, l’île de Koh Sichang. L’endroit accueille quotidiennement des navires et des barges qui viennent livrer des marchandises. Le balaie est incessant, le couloir maritime est le plus dense de la région. Là est transvasé des barges aux cargos ou inversement tout un éventail de matière premières essentielles à l’économie nationale.
L’île est aussi le centre spirituel des marins, chacun y vient un jour pour prier et pour acheter un porte-bonheur. On en trouve dans tous les remorqueurs et dans toutes les barges. Même le capitaine Sompong Chanthe possède une photo de la fameuse stalagmite à visage humain, Saan Chao Pho Khao Yai (ศาลเจ้าพ่อเขาใหญ่). Elle est accrochée au-dessus du gouvernail. Même si il ne se rend jamais à Koh Sichang, avec son bateau, il a un jour fait le déplacement pour y prier et acheter cette image pieuse censée lui porter chance. Lui navigue uniquement que sur le fleuve royal de Bangkok à Ayutthaya.
Bien plus que des péniches…
Il existe plusieurs types de remorqueurs, certains pouvant aller tout à la fois en mer comme sur le fleuve. Ces derniers travaillent essentiellement avec des entreprises tournées à l’international, alors que ceux qui naviguent uniquement sur le Chao Phraya ont comme clients majoritairement des entreprises tournées vers le marché local.
Mais peu importe la capacité du remorqueur et peu importe que l’on soit propriétaire. En effet, tous les acteurs de ces longues processions ont un rapport très singulier à leur embarcation. Il faut dire que ces bateaux ne sont pas simplement un outil pour effectuer un travail. L’attachement est fort que ce soit pour le serang ou pour les matelots s’occupant des barges. Tous vivent dedans et ont transformé le peu d’espace en habitation où tout le nécessaire est réuni : salle d’eau, coin cuisine et paillasse pour le couchage avec télévision.
Ainsi dans les barges telles que celle de Thongchai Rungruang, la cabine d’un peu plus de 20 m² est devenue leur « maison » principale : « Avec ma compagne Chutima, nous avons un appartement en ville, mais nous préférons rester là, on la quitte que quand on doit faire des courses ou aller au cinéma, nous sommes bien ici ». Tout l’espace disponible a été optimisé et le confort peut paraitre sommaire mais comme Tongchai le confit : « c’est largement suffisant. Nous, on a la TV et une énorme cuve d’eau pour se laver et cuisiner, nous avons même un frigo. Notre voisin (la barge amarrée juste à côté d’eux, ndlr) a même fait installer la climatisation ».
Une maison sur l’eau
Pour les remorqueurs, le confort est plus ostentatoire. Le parquet est impeccable, le moteur d’une rare propreté, où sont accolées des fleurs et des décorations. Cependant, à l’inverse des cabines sur les barges, l’espace est moindre. Tout est encore plus investi, tout est optimisé pour placer le maximum d’objets nécessaires au quotidien. Chez Sompong Chanthe on trouve même coincé entre le frigo et un petit meuble des aquariums avec des poissons pour les combats. L’une des grandes distractions de Sompong mais qui l’oblige à sortir de temps en temps : « j’aime rester sur mon bateau même si on a un appartement. Je préfère car je me sens bien, il y a du vent, c’est ouvert, je peux changer le mouillage si je veux. Le fleuve m’apaise et je me sens bien auprès du fleuve. C’est ma vie d’être sur le bateau. C’est ma maison. »
Si au premier abord on peut percevoir la différence des catégories sociales entre les serang et les marins habitants sur les barges, notamment concernant les revenus des uns et des autres, de fait on se rend compte qu’ils partagent des valeurs qui les unissent en de nombreux points. Chacun d’eux a ainsi transformé l’espace professionnel en lieu d’habitation, où toute une vie s’est organisée, chacun avec son confort, mais tous avec la même impossibilité, celle de s’éloigner trop longtemps d’un lieu qui leur est chère. De fait, le remorqueur ou la barge est devenu leur foyer et celui de leur famille.
* Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.